De l'exclusion à la vulnérabilité : l'évolution d'une représentation sociale

En quelques décennies, la notion de vulnérabilité s’est imposée à tous. Thème de colloques et d’ouvrages scientifiques, enjeu politique avec la notion du Care, la vulnérabilité est au cœur des discours.
La notion est présente dans les sciences humaines mais aussi dans les sciences dites dures et s’est amplement développée dans les recherches sur les risques environnementaux et notamment dans la géographie des risques.
Tribune de Valérie Bertrand, Maître de conférences en Psychologie sociale à l'UCLy.

La vulnérabilité : une prénotion

Au sens étymologique, la vulnérabilité renvoie à ce qui peut être blessé, à une certaine fragilité. Son advers est à chercher du côté de la sécurité. La vulnérabilité, dès lors, se déploie dans le champ de l’exposition aux risques et de l’incertitude de la réaction d’un organisme en prise avec ce risque. Pour le chercheur, la vulnérabilité pose d’abord un problème d’ordre épistémologique.

Notion du langage commun, la vulnérabilité se dérobe à toute définition précise.

Lors d’une étude sur les risques environnementaux, Sylvia Becerra (1) a relevé vingt-cinq définitions différentes du terme. Quand elle s’applique aux sciences humaines et sociales, l’expression « les plus vulnérables » recouvre souvent des catégories de population aussi diversifiées que les chômeurs en fin de droit, les mineurs en danger, les femmes occupant un travail précaire, les personnes souffrant de handicap, les populations âgées (notamment lors de l’épidémie de la COVID-19) ou encore les personnes sans domicile fixe… Et cette liste, où la description prime sur l’analyse, est loin d’être exhaustive !

Commentant Émile Durkheim, Pierre Bourdieu (3) définit les prénotions comme des représentations sommaires, formées par et pour la pratique, qui tiennent leur évidence justement des fonctions qu’elles remplissent. Ici, le danger se dessine et prend corps dans le piège de l’imposition de problématique.

Abdelmalek Sayad (4) nous dit qu’il y a « (…) imposition de problématique que le chercheur subit et dont il se fait le relais toutes les fois qu’il reprend à son compte les questions qui sont dans l’air du temps ». Cette imposition est très forte quand on étudie des populations dominées, il faut donc veiller à prendre la distance nécessaire à l’analyse. Cette distance peut être acquise à partir d’une réflexion sur la manière dont la vulnérabilité et les vulnérables sont pensés, représentés et donc construits dans et par les discours. Les objets du monde ne se donnent pas immédiatement à voir. La réalité, mosaïque de représentations sur les objets qui nous entourent, n’émerge qu’au terme d’un processus de symbolisation. Et c’est par l’acte de dénomination que l’objet prend forme, qu’il devient objet d’échange et qu’il se constitue ainsi en réalité.

Utiliser un mot plutôt qu’un autre présuppose toute une stratégie mettant en scène un champ notionnel, une représentation ambiante de l’objet donnant une résonance particulière à ce dernier car, en nommant ce qui est représenté, le discours énonce déjà le contenu de la représentation.

En nous appuyant sur Claude Hagège (5), nous affirmons que les noms ne sont pas de pures étiquettes. En filtrant le réel, ces derniers le rendent pensable et dicible. La désignation qui octroie le nom est donc capitale puisqu’elle crée un espace, celui de la catégorie ainsi nommée, dans lequel s’élaborent et se confrontent les représentations.

De l’exclusion à la vulnérabilité

Depuis quelques années, la notion de vulnérabilité a remplacé peu à peu celle, très prolifique, d’exclusion.

Cette dernière notion, apparue dans les années 90, découpait le monde de façon binaire et regroupait les catégories anciennes de la pauvreté résiduelle et les nouvelles formes d’entrée dans la précarité. Elle instaurait une cassure entre les « in » et les « out » et imposait une vision binaire du socius, en termes de côte à côte. La vulnérabilité est née d’une distance critique prise avec la notion d’exclusion et a été formulée, entre autres, par Robert Castel qui a divisé le social en trois zones : zone d’intégration, zone de vulnérabilité (associant fragilité des réseaux relationnels et déficit d’insertion professionnelle) et, enfin, zone de désaffiliation alimentée par la vulnérabilité.

Si l’exclusion mettait en tension l’individu et le corps social dans l’incapacité de ce dernier à intégrer le premier et cela dans les rapports à la norme comme constitutifs de la scène sociale, la vulnérabilité nous présente un tout autre scénario. L’histoire d’un homme fragile, dont il faut prendre soin. Si la vulnérabilité nous enjoint de reconsidérer l’Homme et d’agir dans la bienveillance, elle suppose, avec raison, que l’Homme est naturellement un être fragile et sensible.

En remplaçant dans les discours sociaux et politiques, le thème de l’exclusion par celui de vulnérabilité, nous sommes passés d’une question sur les modalités du lien social (et sur la capacité d’une société à insérer les plus fragiles) à une question portant sur la fragilité individuelle.

In fine, la focale de notre regard s’est métamorphosée et le danger serait de faire porter à l’individu seul, aux prises avec ses propres faiblesses, la défaillance de nos systèmes d’intégration sociale.

Valérie BERTRAND, Maître de conférences en Psychologie sociale, Enseignante-chercheuse du Pôle de recherche "Développement intégral, écologie, éthique" de l'UR Confluence, Sciences et Humanités"

(1) Becerra, S. (2012). Vulnérabilité, risques et environnement : l’itinéraire chaotique d’un paradigme sociologique contemporain, Vertigo, Vol.12, n°1. (2) Bourdieu, P.et Coll., (1968). Le métier de sociologue. Paris : Mouton.
(3) Castel, R. (1995). La métamorphose de la question sociale. Paris : Fayard.
(4) Durkheim, E. (1937). Les règles de la méthode sociologique. Paris : PUF.
(5) Hagège, C. (1985). L’homme de parole. Contribution linguistique aux sciences humaines. Paris : Fayard.

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