La vulnérabilité n'est pas qu'une notion éthique

La pensée de la vulnérabilité engage bien plus qu’une éthique de principe orientée vers les notions de bientraitance, de respect, de responsabilité... Tribune du Docteur Laurent Denizeau, anthropologue, Directeur de la Formation Humaine et enseignant-chercheur à l'UCLy.

Début décembre 2019 dans la ville de Wuhan en Chine, une pneumonie d’allure virale mais d’étiologie inconnue fait son apparition. A l'époque, tout cela est encore loin, les médias français en parlent assez peu. Le 9 janvier 2020, les autorités sanitaires chinoises et l’OMS annoncent officiellement la découverte d’un nouveau coronavirus SARS-CoV-2, mais la Chine reste loin et la foi en nos capacités technoscientifiques pour y faire face est complète, on pourrait dire aujourd’hui – avec du recul – aveugle.

En décembre 2019 commençait une expérience inédite et collective de la vulnérabilité

Le terme même d’épidémie résonnait dans nos imaginaires occidentaux comme une terreur désuète surgie du passé, ou un problème concernant en majeure partie les pays pauvres. Un éloignement aussi bien historique que géographique. En France, comme dans de nombreux pays technoscientifiquement favorisés, nous pensions être à l’abri !

L'un des premiers cas de Covid en Chine

Le 15 février 2020, un touriste chinois hospitalisé à l’hôpital Bichat à Paris décède de la Covid-19. Il s’agit du premier décès en dehors du continent asiatique. Tout va alors aller très vite, laissant la population dans une sorte d’hébétude. Un mois plus tard, les frontières sont fermées, les bars, les restaurants et tous les commerces qui ne sont pas de premières nécessités sont fermés, les français sont confinés, les médias ne parlent plus que de la crise sanitaire, le monde semble s’être arrêté. La veille du confinement, de nombreux regroupements festifs ont eu lieu. On fêtait la « fin du monde » dans la joie, c’est-à-dire sans y croire. Personne ne semble avoir vu venir cette pandémie.

Du contrôle imaginaire à l'expérience de l'incertitude

L'épidémie actuelle vient profondément mettre à mal nos représentations culturelles qui reposent d’une part sur la maîtrise du vivant et les promesses d’une technoscience nous libérant de l’aléatoire de la nature (dans le prolongement du célèbre projet de Descartes de nous rendre « maître et possesseur de la nature ») et d’autre part sur une temporalité du projet mettant en avant une culture de la gestion.

Les imaginaires du progrès sont fortement ébranlés devant les scientifiques qui doutent, se contredisent, ont besoin de temps… Devant les politiques qui prennent des mesures insuffisantes pour certains, démesurées pour d’autres, qui se trouvent pris de court devant des directives gouvernementales qui varient, etc. À l’angoisse liée à l’ampleur de la crise que nous continuons de mesurer vient s’ajouter l’angoisse liée à l’Après (qui ne peut plus être pensé dans les termes de l’avant).

Face à une représentation managériale de l’existence où l’on se définit en termes de compétence, où l’on se fixe des objectifs, où l’on gère sa vie comme on gère sa carrière, parfois en ayant recours à des coachs d’entreprise ou de vie, l’épidémie fait crise. Elle n’est pas seulement une parenthèse à refermer mais vient faire violence à nos imaginaires sociétaux. En ce sens, la sortie de crise ne sera pas à un retour à la normale, à la vie d’avant. Un monde souvent qualifié de complexe par les scientifiques et les penseurs semble laisser place à un monde d’incertitudes.

La santé est-elle la marche normale du vivant ?

Cette incertitude nous plonge dans une expérience inédite de l’épreuve, que je définirais volontiers comme une confrontation aux limites. Une société de l’illimité semble bien mal armée pour y faire face. Avec les imaginaires du progrès, la notion de limite n’est plus envisagée comme constitutive de notre condition de vivant mais comme ce qu’il y a sans cesse à dépasser. Nous travaillons à dépasser les limites que nous rencontrons, et nous n’acceptons pas de nous laisser dépasser, d’être limité. Nous travaillons à grandir en solidité c’est-à-dire à vaincre la fragilité de notre condition incarnée. À vaincre notre fragilité en supplantant le corps, qui est nécessairement corps de limites.

Dans nos imaginaires actuels, indissociables des progrès considérables de la technoscience, la santé est vue comme la marche normale de la vie. Lorsque la médecine peinait, la santé ne pouvait être vue comme la marche normale du vivant. Elle le devient dans un contexte de très grande efficacité médicale. L’exemple de l’annonce d’une maladie grave illustre bien ces représentations. Elle s’accompagne bien souvent d’une protestation du patient : « Pourquoi moi ? Qu’ai-je fait pour mériter cela ? » La maladie est vécue comme étant de l’ordre de l’anormalité, voire de la punition. Nous ne devrions pas avoir à la vivre, nous ne devrions pas avoir à souffrir. Rien ne devrait pouvoir entraver notre liberté, comprise bien souvent comme la possibilité d’une jouissance sans défaut de l’existence. Mais la santé, comme le fait remarquer Canguilhem, n’est pas la marche normale du vivant: « il est normal de tomber malade du moment que l’on est vivant […]. L’homme est donc ouvert à la maladie non par une condamnation ou par une destinée mais par sa simple présence au monde. » (1).

Le vivant est par définition vulnérable.

Accepter la vulnérabilité ?

Au cours d’un comité d’éthique, j’ai pu écouter un expert parler de la vulnérabilité en la reléguant dans une altérité radicale. Ce qui était d’autant plus dissonant que des patients siégeaient à ce comité d’éthique. Un peu agacé par cette mise à distance quasiment ontologique, je me suis permis d’intervenir pour lui rappeler que lui aussi était vulnérable. J’ai eu comme réponse cette perle anthropologique « Si on me dit que je suis vulnérable, on m’insulte » (son comportement ne laissait présager aucune distance vis-à-vis de cette assertion). J’ai alors répondu, ce qu’il a pris comme une menace mais qui est notre destinée commune : « Monsieur, vous allez mourir. »

La pensée de la vulnérabilité est fortement travaillée par l’identification des personnes vulnérables, souvent à partir des marges (les deux extrêmes de la vie, les marges physiques, les marges sociales, les marges psychiques). Mais toute personne, comme tout vivant, est vulnérable à des degrés divers en constante évolution. En ce sens, la pensée de la vulnérabilité engage bien plus qu’une éthique de principe orientée vers les notions de bientraitance, de respect, de responsabilité. Cette éthique de principe est toute entière tournée vers la question légitime et nécessaire : Comment bien prendre en charge la personne vulnérable ? Il s’agit alors de solutionner des situations de vulnérabilités (donc d’identifier la vulnérabilité à un problème qu’il s’agirait de résoudre). Mais plus fondamentalement, la pensée de la vulnérabilité appelle un horizon de sens : qu’est-ce qui se dit de l’humain dans l’épreuve de la vulnérabilité ?

La situation sanitaire actuelle nous amène à vivre une expérience inédite et collective de la vulnérabilité - dans un contexte de représentations culturelles marqué par le fantasme de la maîtrise - qui nous invite à interroger en profondeur notre rapport à la vie et notre vision de l’Homme.

Laurent DENIZEAU, Maître de conférences, Directeur du Département de Formation Humaine de l'UCLy.

(1) Georges CANGUILHEM, « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? » in Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002, p.88-89.

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