Présentation du numéro
« Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le Moi puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait injuste. On n’aime donc jamais personne mais seulement des qualités. » (Pascal, Pensées, LG 582).
Curieusement, si la foi chrétienne en la résurrection semble étrange pour nos contemporains, ce ne sont pas tant des raisons théologiques qui motivent cette réserve que des raisons anthropologiques. Le dépeçage du sujet par les sciences humaines et par les sciences “dures” rend plus aiguë encore l’interrogation désespérée de Pascal. La mort s’inscrit dans ce mouvement de dissolution du “je” : elle accomplit ce que la biologie, les neurosciences et les sciences de l’âme s’efforcent, à leur insu, de réaliser sans relâche. Décrypter à perdre souffle le sujet, chercher à cerner en raison les moindres mouvements du corps et de l’âme ; les radiographier et y chasser la moindre trace d’inexplicable, tout cela témoigne d’une prodigieuse intelligence rationnelle de l’être humain. S’en tenir à la sectorisation n’est pourtant pas sans risque pour le sujet. Éclaté, le soi perd son identité si aucun fil d’Ariane ne guide dans le double labyrinthe de l’âme et du corps. Et il arrive que cette désagrégation se renverse et ouvre aux mysticismes les plus échevelés.
Dans la Bible, c’est le Souffle (ruah) de Dieu qui suscite et tient le corps (basar) et l’âme (nephesh). Si la ruah se retire, la chair retourne à la poussière et l’âme n’est plus que l’ombre d’elle-même. Perdre la signification du don de la ruah, c’est se résigner à la dislocation de l’âme et du corps. L’anthropologie chrétienne, en raison de l’incarnation, est tenue d’articuler la réalité la plus visible de l’être humain —la chair, qui rattache à la terre et à l’histoire— à la plus invisible, la vie de l’esprit. Entre le corps (chair individualisée) et son autre, l’âme (réalité spirituelle enhypostasiée en chaque sujet), l’articulation ne peut se faire que par le lien de la ruah, c’est-à-dire par le Créateur qui donne à chacune à chacun « un nom nouveau que personne ne connaît sinon qui le reçoit » (Ap 2, 17). L’originalité du lien de chacun(e) avec le Seigneur, signifiée par ce verset de l’Apocalypse, est signe de l’identité propre de chaque personne.
La foi en la résurrection est d’abord et avant tout une affirmation théologique fondée sur l’espérance confiante en la fidélité de Dieu à sa promesse, fidélité manifestée de manière éclatante à Pâques. Néanmoins, une telle confession ne peut pas ne pas avoir des répercussions anthropologiques ; c’est sur cette dimension anthropologique que le Comité de rédaction a voulu se pencher. Les premiers siècles chrétiens ont cherché à penser le mystère de la personne et de son avenir en Dieu par-delà la mort avec les outils de la philosophie grecque. Bernard Meunier relit l’histoire de cette rencontre et analyse comment les Pères se sont réapproprié l’idée l’immortalité de l’âme tout en posant l’indissociabilité du corps et de l’âme. Reprenant les catégories de Thomas d’Aquin, Michel Demaison montre le subtil équilibre réalisé par l’Aquinate ; cette synthèse invite à repenser l’articulation de l’âme et du corps dans un dialogue avec les sciences et techniques contemporaines souvent tentées par la réduction de l’identité au corps.
Si âme et corps constituent un tout indissociable pour penser le mystère de la personne humaine, comment en est-on venu à considérer que les âmes des bienheureux pouvaient contempler Dieu sans attendre la résurrection des corps ? Christian Trottmann reprend les pièces du dossier pour saisir ce qui a conduit Benoît XII à publier, en 1336, la constitution Benedictus Deus ; et il dégage les enjeux anthropologiques de cette représentation. Des représentations, c’est bien de cela qu’il s’agit face à la dépouille des défunts ; comment proclamer l’inouïe de la résurrection face aux proches éprouvés par la brutalité de la perte du corps aimé ? Les funérailles, nous dit François Durand, requièrent de proclamer la résurrection tout en prenant au sérieux la douleur de la rupture.
Après le dossier, ce numéro honore la mémoire de deux enseignants de notre Université. Côté théologie, Camille Focant analyse l’originalité et la saveur des études marciennes de Jean Delorme et Louis Panier, dans les Chroniques, retrace le parcours de celui qui introduisit la sémiotique dans les études bibliques. Côté philosophie, Pierre Gire présente les grands axes de la christologie philosophique de Stanislas Breton qui enseigna aux Facultés catholiques de Lyon durant plusieurs années.
Nos lecteurs et lectrices trouveront également l’écho d’une réflexion menée à l’occasion de la parution de la première encyclique de Benoît XVI. En mars dernier, la Faculté de théologie a organisé une conférence-débat
autour de Deus caritas est ; Jean-Marie Gueullette rend compte des principaux éléments qui ont nourrit la réflexion ce soir-là.
Enfin, avec les habituelles recensions, les Notes bibliographiques présentent également un bulletin d’histoire des sciences, un bulletin d’histoire du Concile Vatican II et les publications des enseignant(e)s de nos deux Facultés.
Résumés des articles du second volume du 11ème tome de la revue Théophilyon
François DURAND - Annoncer la résurrection. Qu’enseigner aujourd’hui à propos de la résurrection ? Que prêcher aux funérailles ?
Dire la résurrection est un véritable défi pour l'Eglise aujourd'hui. Nombre de nos contemporains ont choisi d'autres réponses à la question de l' « après-mort » ou ne savent pas comment l'envisager. Des chrétiens se refusent également à espérer la résurrection pour eux-mêmes ou pour leurs proches, sans doute parce que les concepts théologiques ont cessé de faire sens pour eux. Sans cacher que la foi à la résurrection demeure une pierre d'achoppement pour beaucoup, en essayant d'honorer les difficultés qui se présentent et en prenant la Pâque du Christ comme pierre d'angle, cet article de théologie pastorale se propose de repérer quelques éléments incontournables pour rendre compte de la résurrection. Il le fait notamment dans le cadre particulier de la liturgie des funérailles chrétiennes. La prise au sérieux de la rupture causée par la mort se révèle être un préalable nécessaire à toute annonce respectueuse des personnes et du mystère. Il est alors possible, en sollicitant le saut de la foi, d'établir un lien entre la situation du défunt et la mort-résurrection du Christ. Il reste ensuite à trouver des représentations symboliques ajustées, capable de tenir ensemble les dimensions de continuité et de rupture inhérentes au mystère de la résurrection.
Michel Demaison - L'âme au corps - Sur l'anthropologie de Thomas d'Aquin
L'évanescence de la foi en la résurrection de la chair chez les chrétiens est à relier au contexte général d'occultation des rapports entre le corps et cet « autre du corps » qu'on appelait naguère l'âme. Sur ce thème, nous présentons les structures essentielles de l'anthropologie de S. Thomas d'Aquin, comme exemple d'une argumentation philosophique rigoureuse, de facture aristotélicienne, structurant une réflexion théologique. Une articulation de ce type doit pouvoir soutenir les débats actuels avec les sciences et techniques du vivant et avec l'évolution des mœurs : à travers le corps des humains, ce sont toujours les personnes qui sont touchées en leur âme, donc en leur dignité. La tâche des théologies chrétiennes est, plus que jamais, de veiller à ce que les approches anthropologiques restent ouvertes à la dimension eschatologique qui définit tout humain, corps et âme.
Camille Focant - L'apport de Jean Delorme aux études sur l'évangile selon Marc
La contribution majeure de Jean Delorme aux études sur Marc est complexe, multiple et difficile résumer. L'article est centré sur un thème primordial dans ses recherches : la compréhension marcienne de l'évangile et de la communication. Il est ici traité en trois approches : la conception de l'œuvre de Marc comme récit qui est un évangile, conception éclairée à partir du commencement de l'évangile (Mc 1,1-3) ; sa compréhension de la communication parabolique (Mc 4,10-12) ; sa perception de la mystérieuse harmonie métaphorique entre la mort de Jésus, un parfum perdu et l'évangile (Mc 14,3-9). Ces trois exemples mettent en valeur les percées lumineuses opérées par Jean Delorme pour lire en profondeur le plus paradoxal et le plus étonnant des quatre évangiles canoniques.
Bernard MEUNIER - Le christianisme a-t-il une âme ?
Cet article s'interroge sur le langage de l'âme, traditionnel en théologie chrétienne depuis les Pères de l'Église. Ceux-ci semblent en effet avoir adopté assez vite l'idée grecque de l'immortalité de l'âme, considérée comme une partie intégrante de la foi. La contestation de la notion d'âme en anthropologie et de son immortalité en exégèse, oblige à faire une relecture critique de cette opinion reçue. Un parcours dans les textes patristiques, des deuxième et troisième siècles essentiellement, montre qu'à travers le langage de l'âme, les Pères ne visaient pas forcément le sens platonicien que l'on est prompt à soupçonner, et en particulier que ce langage n'implique pas chez eux de dualisme. Les auteurs chrétiens sont volontiers libres par rapport aux doctrines philosophiques (ils ne cherchent pas l'obédience à telle ou telle école, mais prennent leur bien où et comme ils le veulent), leur véritable critère est la conformité à l'Écriture. L'usage, à partir du quatrième siècle surtout, de la comparaison entre le Christ, homme et Dieu, et le composé humain, corps et âme, montre à quel point ledit composé est ressenti comme indissociable, puisqu'on recourt au modèle qu'il représente pour mieux dire l'engagement absolu et définitif de Dieu dans la chair, sans pour autant retenir l'idée d'une préexistence de l'âme que la comparaison aurait pu suggérer.
Christian Trottmann - Vision béatifique et résurrection de la chair : quelques remarques historiques et doctrinales
Si la béatitude éternelle consiste à voir Dieu, les facultés supérieures de l'âme devraient y suffire. Quel besoin dans ces conditions de la résurrection de la chair ? Cette doctrine ne constitue-t-elle pas pourtant une composante de première importance de la différence entre l'espérance chrétienne et celle des philosophes ? Quel sens donner alors à la décision doctrinale de Benoît XII en 1336 selon laquelle les âmes des bienheureux suffisamment purifiées voient Dieu sans intermédiaire, et cela dès à présent, sans attendre la résurrection et le jugement final ? Nous proposons ici des éléments de réflexion situant vision béatifique et résurrection de la chair au cœur de la recherche philosophique menée par les auteurs chrétiens de l'Antiquité tardive et du Moyen Age. Nous partirons d'Augustin et de sa conscience que la résurrection de la chair distingue l'espérance des chrétiens de celle des philosophes. Dans un second temps nous rappellerons les enjeux de la querelle avignonnaise de la vision béatifique. Enfin, nous montrerons à partir de deux exemples intervenant au lendemain de la proclamation doctrinale Benedictus Deus, les conséquences qu'elle entraîne sur la réflexion anthropologique concernant la vision de Dieu.
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