Présentation du volume
Le « printemps arabe » de 2011 a manifesté une nouvelle fois la puissance de l’opinion publique. Des sociétés, qui semblaient immuables, pétrifiées, se sont mises en marche sous la pression d’une colère collective, qui a trouvé sur internet, dans les réseaux sociaux et chez les blogueurs, de nouveaux moyens pour s'exprimer et se fédérer. L’Europe avait appris à connaître depuis longtemps cette fabrique des idéaux communs, qui a accompagné sa genèse moderne. Elle a appris à la respecter. Car rien ne peut se faire sans elle. Mais elle sait aussi ses ambiguïtés. L’opinion publique est tour à tour, voire dans le même temps, libératrice et dominatrice. Elle peut éveiller les esprits ou pratiquer la contrainte mentale. L’Église catholique, quant à elle, n’a jamais vénéré l’opinion publique. Et c’est le moins qu’on puisse dire à propos d’une institution qui est longtemps passée, et passe encore aux yeux de ses détracteurs, pour son ennemie. Mais l’Église n’a jamais refusée l’opinion publique. Et elle se doit d’explorer aujourd’hui les voies, par-delà vénération et anathème, d’un rapport de maturité à l’opinion publique. Telle pourrait être la ligne tracée par les apports philosophiques, sociologiques, journalistiques, historiques, théologiques, mis en œuvre par les contributeurs de ce dossier.
Stanislas Deprez y expose les tenants et aboutissants du concept de doxa chez Pierre Bourdieu. La doxa, cet élément simple de l’imaginaire collectif, qui lutte en son sein contre d’autres croyances et visions du monde. La doxa n’a rien d’objectif. Ainsi, Jean-Claude Guillebaud fait porter le soupçon sur le bien fondé des motifs qui soutiennent la requête doxique de l’innocence, très prégnante aujourd’hui. Le mal, qui autrefois habitait en l’homme, ses passions, son péché, se voit refoulé maintenant à l’extérieur de l’humain, dans l’anormalité, chez le monstre, le criminel-né, le pervers. Nicolas de Brémond d’Ars inventorie les possibles d’une nécessaire structuration de l’opinion publique en catholicisme. Jean-Michel Potin expose ce que fut, dans le contexte du « printemps des peuples » de 1848, l’attitude de l’Église, plus complexe que ce que la mémoire collective en a retenu. Initialement favorable aux mouvements d’émancipation des sociétés européennes, l’Église en est venue à rompre avec ce qui lui a semblé dénaturer les espérances initiales. Laurent Villemin analyse enfin les rapports de ce « sens commun » d’une société, qu’est l’opinion publique, avec le « sens de la foi », qui est pour l’Église l’œuvre de l’Esprit dans le corps des fidèles. L’opinion publique n’est pas la version sécularisée du sensus fidei. Elle n’appelle donc pas un assentiment, mais une attention et un discernement.
Les mélanges nous introduisent à la notion de révélation selon le Coran avec Michel Younès, puis à la doctrine symboliste et réaliste de l’eucharistie chez Maxime le Confesseur avec Elie Ayroulet. François Fraizy présente ses recherches sur le lien du service pastoral à l'enseignement théologique, lien étudié à la lumière de l'expérience apostolique de Paul. Un inédit de Stanilas
Breton, consacré à la critique d'un écrit de Louis Althusser, nous replonge enfin aux beaux jours de la philosophie marxiste. La chronique offre place à la réflexion de Joseph Famerée à propos de la situation présente des universités catholiques dans l’Eglise et société. Comme de coutume, le numéro se conclut par des notes bibliographiques, avec les recensions et les tables de l'année
Résumés des articles du second volume du 16ème tome de la revue Théophilyon
Jean-Michel Potin - 1848. Quand l'Église refuse de suivre l'opinion publique
L'opinion publique n'est pas seulement une donnée politique, elle est aussi présente dans l'écriture de l'histoire des nations. Ainsi l'année 1848 est considérée comme un Printemps des Peuples contre l'autocratie et pour la liberté. La place de l'Eglise est particulière durant cette année-là. Favorable, au début, aux mouvements émancipateurs, elle tourne casaque durant les événements. L'opinion publique le lui a beaucoup reproché, reprenant l'accusation d'une Eglise plus sensible aux puissants qu'aux petits. Or l'étude de trois textes (du pape Pie IX, du R.P. Henri-Dominique Lacordaire et du député catholique Donoso Cortès) explique que le revirement de l'Eglise est plus dû aux changements des thèmes des revendications, voire à leur déviance, qu'à la volonté de garder le pouvoir.
Stanislas Deprez - Bourdieu et la doxa
Pour Bourdieu, la doxa ne se résume pas à l'opinion. Elle est le sens commun fondamental, apparemment indiscutable, qui structure une société. Fondement du vivre ensemble, la doxa inscrit dans les corps les hiérarchies sociales, faisant passer pour naturelles la vision du monde des dominants. Toutefois, il faut préciser que la société n'est pas monolithique mais constituée d'un grand nombre de champs relativement autonomes, bien que jamais indépendants les uns des autres. Certains de ces champs occupent une position dominante, influençant les autres. Ce fut le cas du champ philosophique, qui a permis de produire une justification de l'ordre social, comme le montre l'exemple de Heidegger. Aujourd'hui, ce n'est plus la philosophie mais le champ journalistique qui impose des visions du monde. Obéissant à la loi de l'audimat, le journalisme favorise le fait divers, dont l'insignifiance requiert l'explicitation par des philosophes de télévision, aptes à penser par idées reçues.
Jean-Claude Guillebaud - Le vertige de l'innocence
La modernité entend délivrer l'homme de la culpabilité, fardeau qui serait d'essence religieuse et nous empêcherait de goûter pleinement au bonheur. Le discours médiatique dominant met systématiquement en avant le thème de l'innocence, présentée comme une conquête permise par la sécularisation de nos sociétés. Il s'agit d'aller sans cesse plus avant dans ce processus de « déculpabilisation », que ce soit à propos du sexe, de l'argent, de l'individualisme, de l'inégalité, etc. Adressé quotidiennement à l'opinion publique, ce discours conduit à une représentation du mal comme « extérieur » à chacun de nous. Il serait uniquement présent chez l'autre, le monstre, le criminel né, etc. Ainsi se trouve confortée une logique exterminatrice : éliminons l'autre et le monde se portera mieux. Pareille folie nous invite à une relecture exigeante du concept chrétien et salvateur de « péché originel ».
Laurent Villemin - Opinion publique et sensus fidei
L'article opère d'abord une précision terminologique sur deux notions qui sont proches mais ne doivent pas être confondues : celle d'opinion publique et celle de sensus fidei. L'opinion publique nous vient de l'extérieur de la sphère ecclésiale et a connu de nombreuses évolutions. Elle a fini par être acceptée dans l'Église moyennant certaines précisions. Le sensus fidei est propre à la tradition de l'Église et désigne cette capacité reçu au baptême d'accueillir la foi, de la vivre de manière personnelle et de se prononcer avec justesse sur les choix à opérer dans des situations variées. Après une élucidation conceptuelle, l'article envisage les conditions d'une mise en œuvre concrète et institutionnelle de ces deux notions afin que l'Église soit davantage fidèle à sa mission. Les dimensions juridiques viennent ouvrir des pistes pour des réalisations à venir.
Nicolas de Bremond d'Ars - Pour un service de l’opinion publique en catholicisme
Le gouvernement dans la sphère occidentale (Europe et Amérique du Nord) ne saurait fonctionner sans la prise en compte de l'opinion publique. Familière à tous les discours, cette dernière ne constitue cependant pas un objet sociologique pertinent. Elle sous-entend en effet l'existence d'un acteur public, constitué par l'addition de voix individuelles, et qui serait l'interlocuteur des classes dirigeantes. L'opinion publique est un artefact social, selon Bourdieu. L'existence de mouvements d'opinion en Afrique et au Moyen-Orient montre au contraire que les indignations collectives débouchent sur des actions politiques. Et tout citoyen ne peut envisager que la sphère catholique n'intègre pas cette dimension. Les affaires autour de la pédophilie des clercs, ainsi que d'autres protestations, le manifestent. L'Eglise n'a pas manqué de développer des modalités pour structurer l'expression populaire au cours de son histoire. La synodalité restaurée par Vatican II le démontre, malgré ses limites. De sorte qu'un nouvel arrangement institutionnel est toujours à bâtir. En puisant dans les références bibliques, comme Ac 6,1-7, on voit se dessiner les possibilités nouvelles pour les décennies prochaines.
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