Présentation du premier volume du 14ème tome de la revue Théophilyon
« L’Apocalypse ne contient pas que des monstres et des cataclysmes :on y trouve aussi des silences d’adoration et de merveilleuses visions de paix. » Olivier Messiaen
Lorsque le Comité de rédaction a préparé ce dossier sur la littérature apocalyptique, il ne soupçonnait pas le regain d’actualité que prendrait le mot "apocalypse" en son sens commun dans le contexte de la crise financière et économique. Ce qui rapproche le sens courant de ce vocable (la fin du monde dans le bruit et la terreur) de son sens technique (le dévoilement), c’est leur lien à une situation de crise. Crise, c’est-à-dire l’ébranlement d’un monde en ses fondements même, moment de vérité où sont mis au jour le fond des choses et des êtres derrière les masques multiples facilement portés dans la vie ordinaire. C’est pourquoi nous présentons trois aspects de la question apocalyptique : après l’analyse de deux grands textes bibliques (l’Apocalypse de Jean et le livre de Daniel), deux études examinent comment les littératures médiévale d’une part et contemporaine d’autre part ont investi ce genre littéraire. Enfin, plusieurs contributions se penchent sur la présence de l’apocalyptique dans les arts et dans l’actualité.
L’interprétation que donne A. Yarbro Collins du livre de l’Apocalypse conduit à reconsidérer le rapport entre expérience vécue et écriture : en créant un monde symbolique qui permet d’assumer la tension suscitée par une perception de la situation vécue comme crise par les chrétiens, l’Apocalypse opère une catharsis. Toutes les situations de crise ne produisent pas une littérature apocalyptique ; analysant le livre de Daniel, Pierre de Martin de Viviés montre que, pour qu’il y ait littérature apocalyptique, il faut qu’il y ait crise de mutation culturelle.
Éric Mangin analyse comment les visions de la fin des temps savamment construites par d’Hildegarde de Bingen ont pour objectif de ré-enraciner le croyant dans son identité dans un contexte de vacillement ecclésial. Si l’apocalypse biblique pose un salut transcendant en dépit d’une situation historique apparemment sans issue, Primo Levi, du cœur de l’expérience de la Shoah, pose plus radicalement la question de l’existence de Dieu – peut-on alors parler, s’interroge Jacques Descreux, d’une apocalypse inachevée ?
Trois contributions analysent des approches contemporaines de l’Apocalypse. En un parcours particulièrement suggestif, Michel Berder montre comment les compositeurs contemporains se sont amplement inspirés de l’Apocalypse johannique ; la conjonction du contexte historique et de l’évolution du langage musical et de ses techniques leur a permis d’exprimer la mise en relief des tensions si caractéristique de ce genre littéraire. Michèle Debidour analyse ensuite comment des œuvres cinématographiques se sont emparées du genre apocalyptique. Enfin, pour compléter ce dossier, Philippe Abadie invite à une relecture critique des émissions télévisées de G. Mordillat et J. Prieur sur l’Apocalypse
Dans la rubrique des Chroniques Régionales, nous reproduisons la première partie de la conférence de rentrée des Facultés de Théologie et de Philosophie : Jean-Noël Guinot fait le point de l’actualité éditoriale des Pères de l’Église ; le prochain numéro publiera la suite de cet article qui présente avec finesse et érudition l’exégèse ouverte et dynamique des Écritures des Pères.
Changement d’horizon avec le positivisme du XIXe siècle : Contre bien des commentateurs, Emmanuel D’Hombres montre comment la pensée intégrative d’Auguste Comte assume également le besoin spirituel qu’il convient d’articuler, et non pas d’opposer, à sa démarche épistémologique.
Enfin, Pierre Lathuilière retrace les grands moments du colloque interconfessionnel sur la liturgie co-organisé par le Centre Unité Chrétienne et la Faculté de Théologie et Marie-Étiennette Bély se fait l’écho de la Journée d’étude consacrée à Maître Eckhart, lecteur de l’Écriture.
Les recensions et la liste des publications des enseignant(e)s de nos deux Facultés donneront à nos lecteurs et lectrices un éventail de l’actualité éditoriale en théologie et en philosophie.
Résumés des articles
Jacques Descreux - Au coeur de la foi et du doute
Autour de la question du salut et de la toute puissance divine, l'auteur explore deux univers à l'écriture parallèle : l'apocalyptique biblique (Daniel ; Jean) et l'œuvre de Primo Lévi Si c'est un homme. Si l'un et l'autre s'accordent à dire que l'œuvre du bourreau est d'ébranler la foi et toute trace d'humanité dans sa victime, c'est sur l'image de Dieu que le discours diverge fondamentalement. Quand l'apocalyptique biblique pense un salut transcendant même si Dieu demeure incompréhensible dans l'histoire, l'athéisme de Primo Lévi repose sur son incompréhension de la toute puissance divine. Faute de construire une image de l'ambiguïté de la puissance - la figure de l'Agneau immolé dans l'Apocalypse de Jean -, Si c'est un homme s'enferme alors dans une alternative sans issue : si Dieu est tout puissant, il est coupable de laisser agir les assassins ; si sa puissance est limitée, il n'est pas Dieu. Dès lors peut-on dire que Lévi a construit une apocalypse inachevée ?
Michel Berder - L'apocalyptique dans la musique contemporaine
La musique contemporaine fait largement écho au texte biblique de l'Apocalypse de Jean ou à des sources qu'on peut qualifier d'« apocalyptiques » au sens large. Ces productions se situent dans des registres fort divers. Dans ce domaine, une figure se détache nettement en raison de l'importance de son recours au dernier livre du Nouveau Testament : Olivier Messiaen. Il prend délibérément position pour une interprétation précise de ce texte, mettant en relief sa dimension d'espérance dans le cadre de la profession de foi chrétienne. D'autres compositeurs retiennent des images, des symboles, des phrases qu'ils traduisent en musique dans des directions différentes. Un parcours de ce vaste répertoire montre que certaines situations ont joué un rôle important pour donner une telle caractéristique à la création musicale de notre époque : angoisse devant le jeu des puissances totalitaires, conflits mondiaux, Shoah, passage à un nouveau millénaire. Le vécu personnel des compositeurs, comme l'épreuve de la mise en présence de la mort inéluctable, a compté aussi dans cette élaboration. On peut reconnaître enfin que l'évolution du langage musical et les capacités technologiques nouvelles ont permis de donner une résonance plus forte aux tensions qui traversent les textes apocalyptiques.
Michèle Debidour - L'apocalyptique dans le cinéma
L'article introduit à l'Évangile de Judas à partir des débats qui ont entouré sa récente publication. B. Barc conteste l'idée, appuyée sur Irénée qui, vraisemblablement, ne connaissait qu'indirectement le dit "évangile" que l'Évangile de Judas réhabiliterait Judas. En effet, pour saisir le le sens caché de ce texte, il convient de recourir aux règles d'herméneutique ancienne. Cette lecture permet de démonter la thèse de la réhabilitation et de montrer que Judas ne connaît pas l'origine divine de Jésus ; on ne peut donc interpréter ce texte comme le récit de la contribution de Judas à la mission de Jésus. Pour l'auteur de l'Évangile de Judas la venue de Jésus fut un échec.
Pierre de Martin de Viviés - Le livre de Daniel : trois crises pour une apocalypse
La littérature apocalyptique est-elle une littérature de temps de crise ? Pour essayer de répondre à cette question, une étude de cette grande apocalypse vétéro-testamentaire qu'est le livre de Daniel peut s'avérer intéressante. Cet ouvrage traite, non pas d'une, mais bien de trois grandes crises qui ont profondément affecté le judaïsme : celle de l'exil à Babylone, celle de la domination perse qui a sonné le glas des espérances d'un triomphant retour d'exil, et enfin celle engendrée par la domination grecque et le règne de l'impie Antiochos IV. Mais toutes ces crises ne sont pas perçues de la même manière. Pourquoi certaines génèrent-elles de la littérature apocalyptique et d'autres non ? S'agit-il de l'intensité ou plutôt de la nature de la crise qui est en cause ? Le livre de Daniel propose un regard original sur ces épisodes de l'histoire juive et peut amener son lecteur à se demander si notre époque n'est pas également propice à un (re) surgissement de cette littérature...
Adela Yarbro Collins - Rhétorique apocalyptique, identité et catharsis virtuelle
S'attachant particulièrement à la rhétorique apocalyptique des sept messages aux églises asiates dans l'Apocalypse johannique, l'auteur met en lumière la manière dont le narrateur construit l'identité chrétienne à partir d'une catharsis virtuelle - et non d'une crise réelle (persécution). Ce faisant, le narrateur trace des frontières identitaires en double opposition à l'environnement juif et païen, donnant à son texte une forte coloration messianique. En usant d'une catharsis virtuelle, il cherche à surmonter la tension insupportable entre ses observations du système social et de ses pratiques dans la province d'Asie et ce qui aurait dû être, à ses yeux, la réalité sociale du règne de Dieu et de son Messie. En témoignent, entre autres, le récit des deux témoins en Ap 11,3-13, et l'opposition entre les figures du Dragon (relayé par les Bêtes) et de l'Agneau en Ap 12-13.
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