Présentation du premier volume du 11ème tome de la revue Théophilyon
Alors que l’on célèbre le centenaire de la Loi française de Séparation des Églises et de l’État, l’articulation entre citoyenneté républicaine et appartenance à une communauté religieuse est posée à nouveaux frais ; et cela dans un contexte où se mêlent question identitaire et problèmes d’intégration dans un corps social qui a du mal à poser les balises communes indispensables au maintien du lien social mis à mal pour des raisons économiques et culturelles.
Le Comité de rédaction a souhaité aborder cette question selon deux versants, philosophique et ecclésiologique. Christine Plasse-Bouteyre propose une analyse qui s’efforce de dépasser l’opposition entre intégration républicaine et multiculturalisme : il s’agit de penser le lien social à la jonction de l’identité individuelle et de l’appartenance à une communauté particulière. Olivier Perru nous invite alors à nouer cette articulation entre société et communautés sous l’horizon du Bien commun.
La situation désormais minoritaire du christianisme conduit à s’interroger sur ce qui caractérise le mode d’appartenance ecclésiale. Afin que l’Église puisse jouer son rôle de « porche à travers lequel est proposé le Passage de ce monde au Règne de Dieu », Jean Joncheray nous invite à penser une appartenance modulée, valorisant la catégorie de réseau plutôt que celle de communauté. Pour être fréquemment utilisée depuis une quarantaine d’années, la notion de communauté n’est d’ailleurs pas nécessairement la plus pertinente pour parler de cette Assemblée convoquée qui se reçoit d’un Autre. Gilles Routhier suggère de prendre en compte la diversité des appartenances à l’Église afin de permettre à chacune et à chacun d’y trouver sa place quel que soit son degré d’engagement. Face au danger élitiste des communauté électives, telle est la vertu de la géographie paroissiale, par la rigidité même de son organisation —voire même par son anonymat—, que de laisser de l’espace à quiconque veut rejoindre l’Église selon la force du lien qu’il souhaite entretenir avec elle.
En écho à ce dossier, François Dermange, interrogeant le débat engagé par Hauerwas avec K. Barth, traite des enjeux de cette appartenance ecclésiale du point de vue de l’éthique. Selon que l’on privilégie l’option universaliste ou le choix communautarien, l’ecclésiologie en sera modifiée.
Dans un tout autre registre, Colette Poggi, qui prépare actuellement la traduction et l’édition du grand œuvre d’Abhivanagupta, Commentaire sur la reconnaissance du Seigneur, nous introduit aux fines et suggestives analyses de la Parole proposées par les traditions religieuses et philosophiques de l’Inde.
Les Chroniques régionales reviennent sur un livre qui, assurément ne méritait pas la publicité que lui ont réservé les mass media lors de sa sortie ; mais il n’était sans doute pas inutile de décrypter l’imposture historique (Philippe Abadie) et les ressorts idéologiques (Didier Gonneaud) du Traité d’athéologie de M. Onfray.
Nos lectrices et nos lecteurs retrouveront enfin l’actualité des dernières publications philosophiques et théologiques dans notre rubrique « Notes bibliographiques ». Nous leur présentons tous nos vœux pour l’année 2006.
Résumé des articles
Jean Joncheray - Appelés à former l'Église
Les formes de référence possible au message évangélique et à l'Église se sont diversifiées dans la période contemporaine au point que les désigner toutes par l'expression « appartenance à une communauté » devient problématique. Une réflexion théologique sert d'hypothèse de départ à cette étude : les frontières de l'Église, considérée comme un groupe particulier, peuvent être relativisées : Église en diaspora ou disséminée, Église qui se cherche un peu en dehors d'elle-même, compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste, rencontres avec le Christ provoquant une « foi humaine » sans toujours agréger au groupe des disciples... Sur cette base, les observations et analyses peuvent prendre en compte une diversité d'itinéraires personnels, de formes de regroupements qui ne manifestent dans nos sociétés marquées par la mobilité, l'individualisme et le pluralisme. On suggère alors de considérer l'Église comme un porche à travers lequel est proposé le Passage de ce monde au Règne de Dieu.
Christine Plasse-Bouteyre - Communautés et communautarisme aujourd’hui
Depuis la période postrévolutionnaire et l'avènement de la sociologie, beaucoup d'auteurs ont pensé la question du rapport entre l'individuel et le social, celle de la fondation, de la préservation d'un ordre, d'un tout constitué d'individus de plus en plus autonomes et conscients d'eux-mêmes mais aussi de plus en plus interdépendants. C'est sur ce fond que s'inscrit historiquement la réflexion sur les concepts de cohésion sociale et de solidarité. Cet article souhaite dès lors envisager les notions d'intégration et de communautarisme par le biais des débats publics contemporains qui en font grand usage. Quel est l'état aujourd'hui du lien social ? Qu'en est-il, en France, du « multiculturalisme » ? Les polémiques des années 1990, notamment, sur le « modèle communautariste » opposé au « modèle républicain » ont, de façon parfois caricaturale, mis en scène des stéréotypes culturels, plus qu'ils n'ont favorisé la compréhension de la complexité croissante et de la segmentation des sociétés modernes. Rejetant l'alternative trop simple entre intégration républicaine et anomie multiculturelle, nous tenterons de replacer le débat français dans une logique sociologique plus précise qui cherchera à expliciter ce qu'il en est aujourd'hui du lien identitaire et des formes collectives d'affirmation de soi.
Gilles Routhier - Communautés – réseaux – assemblée. Penser l’Église dans un monde pluriel
En réaction à une ecclésiologie de type sociétaire et juridique, on en est venu à considérer l'Église comme une communauté. Si cette appellation correspond à l'esprit du temps, cette désignation s'éloigne pourtant de la figure néotestamentaire de l'assemblée, sans doute plus apte à rendre compte de la singularité chrétienne, et du mystère de la réconciliation de la famille humaine divisée et tentée de construire son lien social à partir de traits identitaires exclusifs au lieu de privilégier la rencontre l'autre. Si l'assemblée, qui se construit à partir d'actes instituants fondamentaux (une parole qui appelle à se rassembler et une réponse qui nous fait nous reconnaître 'frères' et un repas pris à la même table) demeure la figure exemplaire de l'Église, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de place pour du communautaire dans l'Église. Il faut donc arriver à penser, de manière non exclusive, les diverses sociabilités qui construisent l'Église: réseau, communauté et assemblée. Penser l'Église comme assemblée suppose aussi que l'on repense à neuf l'espace ecclésial et que l'on examine à frais nouveaux l'enjeu théologique que représente la structuration de l'Église sur une base territoriale. Enfin, si l'on veut donner corps à l'Église dans notre monde, il s'agit aussi de penser diverses formes d'assemblée et les actes instituant par excellence de cette assemblée, la convocation autour de la Parole et le repas fraternel. Cela conduit immédiatement à repenser le ministère épiscopal.
François Dermange - Église et communautarisme : Une interrogation à partir de Karl Barth et Stanley Hauerwas
On connaît davantage aujourd'hui les enjeux philosophiques du débat entre universalistes et communautariens que ses conséquences pour la théologie. Cet article voudrait montrer comment, dans une perspective protestante, le communautarisme renouvelle la compréhension de l'ecclésiologie et de l'éthique, au point d'en faire les éléments déterminants du salut. Mais cette position n'est pas sans poser problème, tant au plan théologique que philosophique. C'est ce que les arguments croisés de Karl Barth (1886-1968) et de Stanley Hauerwas (né en 1940) - le théologien actuellement le plus connu aux États-Unis - peuvent laisser percevoir.
Olivier Perru - La communauté et le politique
Selon Ferdinand Tönnies, dans Gemeinschaft und Gesellschaft (1887), le passage des communautés fondées sur les relations naturelles et affectives aux associations basées sur l'intérêt, semble inéluctable dans une société d'individus. En cherchant à dépasser cette position, notre propos veut préciser les complémentarités et les distinctions entre société et communautés. En éthique humaine comme au plan des traditions et spiritualités chrétiennes, on peut découvrir les fondements de l'existence des communautés (l'amitié et la concorde, la charité, l'alliance). La communauté est naturelle en tant que relative à la nature humaine de la personne. Si les rapports entre communauté et société sont délicats à préciser, c'est aussi parce qu'il faut découvrir la perspective du Bien commun auquel aspire la communauté politique. Intégrer des communautés particulières dans la cité et éviter les communautarismes réclame une définition la plus adéquate possible des éléments du Bien commun.
Colette Poggi - La notion de parole dans l'hindouisme - Réflexion sur l’inter-relation Conscience-Parole-Réalité selon Abhinavagupta
La notion de Parole joue un rôle essentiel dans les diverses traditions religieuses et philosophiques de l'hindouisme. Cet intérêt est attesté dès les textes sacrés révélés les plus anciens, les Veda (IIe millénaire av. J.-C.) et se confirme avec les Tantra (début du Ier millénaire). D'autre part, l'Absolu est identifié à la Parole (Shabda-Brahman) par les philosophes-grammairiens. Cette étude porte plus particulièrement sur un courant essentiel dans l'histoire intellectuelle et religieuse en Inde, le Shivaïsme non-dualiste du Cachemire (VIIIe-XIIIe siècles), dont le philosophe Abhinavagupta (Xe-XIe s.) est la figure la plus marquante. Il réinterprète et approfondit avec originalité certains points théoriques. Concernant la Parole, il met en évidence quatre niveaux (micro- et macro-cosmiques) correspondant :
- à son substrat indifférencié fait de conscience dynamique ;
- à l'éclosion de l'idée ;
- à la verbalisation intérieure ;
- à l'articulation en phonèmes audibles.
La Parole divine en laquelle surgit, existe et se résorbe la manifestation, se donne au niveau humain comme l'interface entre conscience et réalité. L'intérêt de cette pensée réside dans une conception de la Parole qui ne la réduit pas à sa forme verbale articulée, mettant en évidence la vie sous-jacente de la conscience, non-distincte en ultime ressort de la Conscience cosmique, incarnée par Shiva dans ce courant médiéval, ce qui n'est pas sans effet sur la pratique religieuse.
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