IX-2 - "Amor Dei, Amor mundi" - S. Weil et H. Arendt (2004)

Revue des Facultés de Théologie et de Philosophie

Présentation du second volume du 9ème tome de la revue Théophilyon

Présentation du dossier

Le Dossier réunit les Actes du Colloque International « Amor mundi, Amor Dei » . « Ethique, politique et religion chez Simone Weil et Hannah Arendt », organisé par la Faculté de philosophie de l'Université catholique de Lyon, qui s'est tenu à l'UCLy les 29 et 30 novembre 2002. A la suite des premières tentatives de confrontation opérées en France et à l'étranger ces dernières années, l'intuition directrice était d'interroger les oppositions souvent faites, mais peut-être trop simples, entre pensée « religieuse » (S.Weil) et pensée « laïque » (H.Arendt), ou entre « négativité » (S.Weil) et « positivité » (H.Arendt) du politique. Au-delà de ces alternatives apparentes, il s'agissait de considérer, d'une part la centralité de l'amour du monde chez S.Weil, laquelle n'a d'égale que celle, parallèle, de son inspiration mystique (et c'est sans doute bien la singularité de l'œuvre weilienne que de développer simultanément ces deux dimensions) ; d'un autre côté, en sens inverse, la présence et le sens chez H.Arendt de la référence religieuse (le fait que cette référence puisse être à la fois négative et positive faisant sans doute à son tour une des singularités de la position arendtienne).

Le plan éthique pouvant sans doute éclairer ce croisement au moins partiel des perspectives, une première partie a interrogé les divergences et convergences des deux pensées sur le plan de la réflexion politique à partir de leur thématisation commune de la « banalité du mal » (Ch.Delsol). Celle-ci, pour S.Weil, habite toute l'histoire humaine, là où H.Arendt en fait un trait spécifique du totalitarisme moderne, par où le mal absolu est entré dans l'histoire. S.Weil est moins pessimiste sur ce point mais elle l'est plus, par contre, quant au lien éternel du mal et du politique, lié au « prestige du pouvoir », l'action authentique consistant à opposer à la fascination de la puissance la beauté fragile du monde commun (Venise sauvée), là où Arendt définit la pluralité en action (G.P.di Nicola). Seule en définitive une politique comprise comme « art du moindre mal », critique même à l'égard de la démocratie formelle, peut éviter chez Weil l'absolutisation de la force qui ne cesse de structurer l'histoire humaine, définie comme cette homogénéisation de l'humain à laquelle s'affronte l'inter-action chez Arendt (A.Danese).

Ce faisant les deux auteurs se retrouvent dans une conscience commune de l'insuffisance d'un recours abstrait aux déclarations des droits de l'homme. En voulant y substituer une « déclaration des obligations envers l'être humain », S.Weil stigmatise l'individualisme latent de la philosophie moderne du droit au nom d'une transcendance ethico-métaphysique. Mais, du coup, la nécessité du droit semble négligée là où, finalement, Arendt reconnaît mieux son rôle de médiation entre les individus et l'ordre politique comme tel (P.Moreau).

Si les proximités semblent fréquentes au plan éthico-politique, les choses semblent d'abord plus difficiles au plan politico-religieux. Arendt voit le germe du totalitarisme, non d'abord dans l'absolutisation de la puissance, mais dans la « tentation de la bonté » véhiculée par les révolutions modernes sécularisant le désir d'incarnation du christianisme (G.Decrop). Le christianisme serait ainsi « anti-politique » par essence, centré sur un au-delà sans rapport avec la visibilité du monde, sauf corruption dangereuse de son essence. Mais est-ce alors faire droit à la dimension politique qu'H.Arendt elle-même reconnaît aux propos de Jésus de Nazareth sur la natalité, la foi et le pardon ? L'attitude théoriquement dualiste formulée quant à la relation politique-religion n'est elle pas contredite par la valeur exemplaire accordée à certaines figures spirituelles dans l'histoire (P.Rolland) ?

C'est paradoxalement sur ce plan qu'une autre convergence peut apparaître entre les deux penseurs. Si la philosophie du jugement d'Arendt paraît d'abord devoir s'opposer à la métaphysique weilienne de la vérité, semble les réunir, en fait, une même critique des réductions spéculatives, la vérité devenant objet de jugement en devenant vie exemplaire en ce monde, unité concrète de l'universel et du particulier (P.Duvert). L'universel concret dont il est ici question implique une ontologie de la création et de la révélation du sens dans le temps, ontologie négative du « commencement » chez Arendt, théologie négative d'un Autre transcendant mais capable de descendre dans le temps, chez Weil (B-M.Duffé). C'est cet enracinement ontologique du politique qui éclaire l'importance de la philosophie de la culture chez les deux auteurs. L' « attention » et l'inspiration visant à lier la nécessité et le Bien sont des catégories anthropologiques fondamentales, car elles sont condition de la création de communautés et constituent l'enracinement du politique, lequel ne se planifie pas, mais naît de la spontanéité de la vie sociale (E.O.Springsted).

Dans cette perspective, on peut se demander si la confrontation des pensées d'H.Arendt et S.Weil, référée à la double tradition aristotélicienne et platonicienne que chacune illustre à sa manière, ne serait pas une invitation à articuler « action » et « inspiration », de manière à sortir de l'opposition entre action et contemplation qui a si souvent paralysé la pensée occidentale (E.Gabellieri). En soulignant le fait que la pensée weilienne n'affirme Dieu qu'avec le désir de mieux penser la vérité du monde, là où d'autre part l'amor mundi arendtien s'inspire de motifs évangéliques que la Grèce ne suffit pas à thématiser, ce colloque a montré les limites d'une lecture qui voudrait, par exemple, opposer S.Weil et H.Arendt selon l'antinomie entre Amor mundi et Amor Dei. L'empiètement et l'interaction ainsi constatés n'entraînent pas de volonté de rapprochement à tout prix, encore moins de récupération, les divergences étant aussi réelles que les proximités.

S'il fallait formuler sans risque un « sens commun » aux deux œuvres, celui-ci pourrait sans doute se définir dans l'affirmation d'une transcendance de la liberté, dans la foi en une « seconde naissance » de l'homme toujours capable de briser les aliénations collectives et de viser à créer une civilisation nouvelle. Formulé dans ces « temps sombres » où l'humanité semble toujours pouvoir retomber, un tel message suffit à indiquer la puissance de ces œuvres, et à vouloir s'en inspirer.

par Emmanuel Gabellieri Coordinateur du colloque « Amor mundi. Amor Dei »

Liste des articles inclus dans le dossier

  • Chantal Delsol - La "banalité du mal"
  • Giulia Paola di Nicola - Prestige du pouvoir, puissance de l'imagination (à la mumière de Venise suavée de S. Weil)
  • Attilio Danese - La politique comme recherche du moindre mal
  • Paul Moreau - Dignité humaine et philosophie du droit
  • Geneviève Decrop - Redoutable est la tentation d'être bon
  • Patrice Rolland - Le christianisme est-il anti-politique ?
  • Pierre Duvert - "Jugement" arendtien, "Vérité weilienne ?"
  • Bruno-Marie Duffé - Le pradigme critique du commencement
  • Eric O. Springsted - A la recherche d'un nouveau saint Benoît. "Attention" et formation d'une communauté
  • Emmanuel Gabellieri - "Action" et "inspiration" : un double fondement du politique ?

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